Dans un monde du travail en pleine transformation, où les repères traditionnels s’effacent au profit de nouvelles aspirations, le rôle des émotions, du sens et des relations humaines n’a jamais été aussi central.
C’est dans ce contexte que nous avons eu le plaisir d’échanger avec Stéphane Toubiana, directeur général de The School of Life — une organisation internationale qui aide les individus et les entreprises à mieux vivre et mieux travailler, en mettant la sagesse au cœur du quotidien professionnel.
Dans cet entretien, Stéphane partage sa vision du leadership, de l’éducation émotionnelle et des mutations qui traversent les entreprises aujourd’hui.
Alex DUPERRIN (SMASH Group): Stéphane, tu as effectué une longue carrière , pendant plus de 20 ans des équipes dans de grandes organisations, notamment chez Microsoft, où tu as occupé des postes de direction commerciale. Aujourd’hui, tu te consacres à l’accompagnement de managers et collaborateurs sur des sujets très différents avec The School of Life.
Peux-tu nous raconter ce cheminement ?
Stéphane Toubiana (The School of Life) : J’ai eu un long parcours chez Microsoft, où j’ai évolué dans différentes fonctions : d’abord la vente, le marketing, puis le management et le leadership. J’ai vu ce que c’était que de grandir dans une grande entreprise, avec des objectifs de croissance, de développement, de performance. Mais ce qui m’a marqué, c’est qu’à partir de 2015, il y a eu un vrai virage culturel chez Microsoft, un changement profond. L’entreprise a commencé à remettre l’humain au centre, à considérer que la première ressource, c’étaient les collaborateurs, et donc à s’appuyer davantage sur les ressources humaines, sur la culture, et à travailler à rendre cette culture plus humaine. Et moi, j’ai baigné dans ce mouvement. Ça m’a profondément sensibilisé.
C’est aussi comme ça que j’ai croisé The School of Life. J’ai découvert cette école qui existe depuis 2008 et qui enseigne, finalement, ce qu’on n’apprend pas à l’école – mais qui est peut-être le plus important : la relation à soi, aux autres, au monde. Toutes ces compétences émotionnelles et relationnelles qui deviennent de plus en plus essentielles dans nos vies pro et perso. Cette approche m’a tellement parlé que je me suis impliqué dans le projet, d’abord comme intervenant, puis formateur… et puis je me suis associé. Et là, j’ai fini par sauter le pas : j’ai quitté Microsoft, ce cadre de grande entreprise – ce que certains appelleraient peut-être un « dinosaure dans une grande boîte » – pour devenir entrepreneur sur un sujet complètement nouveau. C’est ma petite révolution.
Une école pour apprendre… tout ce qu’on apprend pas à l’école
Alex : Tu pilotes aujourd’hui The School of Life à Paris. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas encore, de quoi s’agit-il ?
Stéphane : The School of Life est une organisation fondée à Londres par le philosophe Alain de Botton. Elle propose une approche radicalement différente de l’apprentissage : on y travaille l’intelligence émotionnelle à travers la philosophie, la psychologie, la littérature… Le tout avec une visée très pratique.
On y explore des questions comme : Comment mieux se connaître ? Comment construire des relations sincères ? Comment mieux échouer ? Comment vivre avec l’incertitude ?
Et ce n’est pas réservé à la sphère privée. The School of Life a développé une offre dédiée aux entreprises, avec des ateliers sur le leadership empathique, la résilience, la vulnérabilité au travail, l’écoute active.
Créer des espaces pour respirer
Alex : Chez SMASH Group, on sent une vraie attente de la part des dirigeants qu’on accompagne. Beaucoup sont seuls, sur-sollicités, et parfois en déconnexion avec ce qui les anime profondément. Est-ce quelque chose que tu constates aussi ?
Stéphane : Absolument. Il y a un tabou autour de l’épuisement du dirigeant. On continue à valoriser le surengagement, la maîtrise, la solidité apparente. Mais derrière, il y a souvent de l’usure, du doute, de la solitude. Ce que vous faites chez SMASH, en proposant des ateliers confidentiels, humains, en petit comité, c’est précieux. On y redonne aux dirigeants un espace pour souffler, s’écouter, se remettre en mouvement.
Ce n’est pas du “développement personnel” au sens galvaudé du terme, c’est du développement existentiel, aligné avec les enjeux du business mais aussi du vivant.
Alex : Stéphane, tu as souvent évoqué l’importance d’une « conquête intérieure » à l’heure où l’intelligence artificielle et les technologies changent profondément nos vies. Peux-tu nous en dire plus sur cette idée ?
Stéphane : Oui, c’est une question très complexe, parce que l’humain reste une énigme. On parle beaucoup d’exploration et de conquêtes extérieures — que ce soit territoriale, technologique ou sociale —, mais finalement, on a très peu investi dans ce qu’on pourrait appeler la conquête intérieure. Historiquement, Homo Sapiens est programmé pour conquérir le monde extérieur. On a accumulé des victoires impressionnantes dans ce domaine. Pourtant, on est encore loin d’avoir exploré et compris pleinement ce qui se passe à l’intérieur de nous-mêmes.
Aujourd’hui, avec l’essor de l’intelligence artificielle, on est forcés de se poser la question : qui suis-je vraiment ? Qu’est-ce que je veux faire ? Quelles sont mes spécificités par rapport à une machine, à cette capacité cognitive immense que représente l’IA ? Ce questionnement nous pousse vers une exploration intérieure, vers un vrai travail sur soi — Ce qui nous motive, nous anime et nous met en mouvement et en relation : nos émotions, notre corps, nos désirs profonds.ses émotions, son corps, ses désirs profonds. Pour moi, c’est l’un des grands défis à venir, voire l’avenir même de l’humanité.
Alex : Cela fait penser à certaines idées philosophiques anciennes, n’est-ce pas ?
Stéphane : Exactement. Ce qui est fascinant, c’est que ces questions ne sont pas nouvelles. Depuis l’Antiquité, des penseurs grecs et romains ont réfléchi à ces sujets. Par exemple, la célèbre maxime « connais-toi toi-même » est au cœur de la philosophie antique. La philosophie stoïcienne, par exemple, a proposé des pistes solides sur la maîtrise de soi, la vie bonne, et le sens à donner à nos existences. On voit que ces réflexions ont traversé les siècles, même si parfois elles paraissent lointaines ou abstraites, elles restent d’une grande actualité.
Un concept que j’adore, et que je mets au cœur de The School of Life, c’est celui de la Skholè chez les Grecs (qui a donné la « School », l’école), ou otium chez les Romains — ce qu’on pourrait traduire par « le temps pour soi », ou encore « le temps fertile ». Ce temps est consacré à la réflexion, à la conversation profonde, à la méditation, à l’observation. C’est ce moment où l’on nourrit notre esprit critique, notre créativité, notre capacité à discerner, à ressentir, à être pleinement humain. Ce temps est devenu une denrée rare aujourd’hui.
Malheureusement, notre société moderne nous enferme souvent entre deux extrêmes : d’un côté, le « neg-otium », devenu négoce littéralement le temps contraire à l’otium le temps du business, des transactions incessantes où on agit sans trop réfléchir ; et de l’autre, le divertissement passif, qui nous déconnecte de nous-mêmes. Ce que nous cherchons à recréer chez The School of Life, c’est justement des moments précieux d’otium où l’on se pose vraiment, où l’on apprend à se reconnecter avec soi-même et avec les autres, sans perdre de vue la portée et les applications pratiques quand on évolue dans une organisation.
Alex : C’est un vrai défi, notamment dans un monde saturé d’informations et de distractions.
Stéphane : Oui, et pour illustrer cela, j’aime beaucoup citer un sociologue que j’admire, Jean-Miguel Pierre, qui a écrit L’otium du peuple. Il insiste sur le fait que chacun, à tous les niveaux, pas seulement les dirigeants, devrait se réapproprier ce temps de qualité, ce moment fertile. C’est essentiel pour pouvoir penser, inventer, et surtout se reconnecter à notre humanité. C’est ce qui me motive au quotidien : contribuer à faire advenir un peu plus de cet otium dans nos vies, malgré les vents contraires que sont le business frénétique et le divertissement passif.
Une vision renouvelée du leadership
Alex : Si tu devais adresser un message aux dirigeants aujourd’hui, ce serait quoi ?
Stéphane : Osez remettre du cœur dans votre pratique. Le vrai courage managérial aujourd’hui, ce n’est pas de tenir, mais d’écouter ce qui ne va plus. De redevenir vivant, vulnérable, et donc puissant d’une autre manière.
On ne vous demande pas d’être parfaits, mais d’être présents. À vous-mêmes, à vos équipes, à votre mission. Et pour ça, il faut commencer par se retrouver.
Alex : Pour conclure, un dernier mot sur ce qui te fait te lever le matin ?
Stéphane :. Ce qui me motive, me fait lever le matin, c’est ce sentiment d’explorer et de partir à la conquête d’une nouvelle terra incognita : notre vie intérieure, dont on sait encore si peu. Je crois que c’est ça, l’avenir de l’humanité : apprendre à se connaître soi-même, à développer notre humanité, nos capacités d’adaptabilité, de résilience et de créativité, dans un monde qui bouge très vite. C’est une mission, un défi passionnant.